Marguerite Duras

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« Écrire c’est aussi ne pas parler. C’est se taire. C’est hurler sans bruit. » (Écrire, 1993)

De son vrai nom Marguerite Donnadieu, Marguerite Duras est née le 4 avril 1914 à Saïgon, alors en Indochine française, d’une mère institutrice et d’un père professeur de mathématiques qui meurt en 1921. Elle s’installe en France en 1932, épouse Robert Antelme en 1939, et publie son premier roman, Les Impudents, en 1943, sous le pseudonyme de Marguerite Duras.

Résistante pendant la guerre, communiste jusqu’en 1950, participante active à Mai 68, c’est une femme profondément engagée dans les combats de son temps, passionnée, volontiers provocante, et avec aussi ses zones d’ombres.

Elle est un temps rattachée au mouvement du Nouveau Roman, même si son écriture demeure très singulière, de par sa musique faite de répétitions et de phrases déstructurées, de trivialité et de lyrisme mêlés. Les thèmes récurrents de ses romans se dégagent très tôt : l’attente, l’amour, l’écriture, la folie, la sexualité féminine, l’alcool, notamment dans Moderato cantabile (1958), Le Ravissement de Lol V. Stein (1964), Le Vice-Consul (1966). Elle écrit aussi pour le théâtre et pour le cinéma. Dans tous ces domaines c’est une créatrice novatrice, et de ce fait souvent controversée. Elle rencontre assez tardivement un immense succès mondial, qui fait d’elle l’un des écrivains vivants les plus lus, avec L’Amant, Prix Goncourt en 1984. Elle est morte à Paris le 3 mars 1996.

Marguerite Duras est aujourd’hui reconnue comme un des auteurs majeurs du 20e siècle, et fait l’objet de nombreuses études en France comme à l’étranger.

L ‘Amant (extraits)

« Je me souviens bien, la chambre est sombre, on ne parle pas, elle est entourée du vacarme continu de la ville, embarquée dans la ville, dans le train de la ville. Il n’y a pas de vitres aux fenêtres, il y a des stores et des persiennes. Sur les stores on voit les ombres des gens qui passent dans le soleil des trottoirs. Les claquements des sabots de bois cognent la tête, les voix sont stridentes, le chinois est une langue qui se crie comme j’imagine toujours les langues des déserts, c’est une langue incroyablement étrangère.

C’est la fin du jour dehors, on le sait au bruit des voix et à celui des passages de plus en plus nombreux, de plus en plus mêlés. C’est une ville de plaisir qui bat son plein la nuit. Et la nuit commence maintenant avec le coucher du soleil.

Le lit est séparé de la ville par ces persiennes à claire-voie, ce store de coton. Aucun matériau dur ne nous sépare des autres gens. Eux, ils ignorent notre existence.

Des odeurs de caramel arrivent dans la chambre, celle des cacahuètes grillées, des soupes chinoises, des viandes rôties, des herbes, du jasmin, de la poussière, de l’encens, du feu de charbon de bois, le feu se transporte ici dans des paniers, il se vend dans les rues, l’odeur de la ville est celle des villages de la brousse, de la forêt.

Je l’ai vu tout à coup dans un peignoir noir. Il était assis, il buvait un whisky, il fumait.

Il m’a dit que j’avais dormi, qu’il avait pris une douche. J’avais à peine senti le sommeil venir. Il a allumé une lampe sur une table basse.

C’est un homme qui a des habitudes, je pense à lui tout à coup, il doit venir relativement souvent dans cette chambre, c’est un homme qui doit faire beaucoup l’amour, c’est un homme qui a peur, il doit faire beaucoup l’amour pour lutter contre la peur. Je lui clis que j’aime l’idée qu’il ait beaucoup de femmes, celle d’être parmi ces femmes, confondue. On se regarde. Il comprend ce que je viens de dire. Le regard altéré tout à coup, faux, pris dans le mal, la mort.

Je lui dis de venir, qu’il doit recommencer à me prendre. Il vient. Il sent bon la cigarette anglaise, le parfum cher, il sent le miel, à force sa peau a pris l’odeur de la soie, celle fruitée du tussor de soie, celle de l’or, il est désirable. Je lui dis ce désir de lui. Il me dit d’attendre encore. Il me parle, il dit qu’il a su tout de suite, dès la traversée du fleuve, que je serais ainsi après mon premier amant, que j’aimerais l’amour, il dit qu’il sait déjà que lui je le tromperai et aussi que je tromperai tous les hommes avec qui je serai. Il dit que quant à lui il a été l’instrument de son propre malheur. Je suis heureuse de tout ce qu’il m’annonce et je le lui dis. Il devient brutal, son sentiment est désespéré, il se jette sur moi, il mange les seins d’enfant, il crie, il insulte. Je ferme les yeux sur le plaisir très fort. Je pense : il a l’habitude, c’est ce qu’il fait dans la vie, l’amour, seulement ça. Les mains sont expertes, merveilleuses, parfaites. J’ai beaucoup de chance, c’est clair, c’est comme un métier qu’il aurait, sans le savoir. Il aurait le savoir exact de ce qu’il faut faire, de ce qu’il faut dire. Il me traite de putain, de dégueulasse, il me dit que je suis son seul amour, et c’est ça qu’il doit dire et c’est ça qu’on dit quand on laisse le dire se faire, quand on laisse le corps faire et chercher et trouver et prendre ce qu’il veut, et là tout est bon, il n’y a pas de déchet, les déchets sont recouverts, tout va dans le torrent, dans la force du désir. »